Courbures lettrées
Quand on lit, les lettres s’amoncellent sous le regard, mots solides en-sensés, densifiés de sens. Ces mots semblent prendre sens l’espace de quelques temporalités, oralités résonnantes dans la bouche de la raison. Mais toute diffamation mise à part, la part de sens s’efface au creuset insondable de l’esprit, les sons seuls restent des mots devenant maux. Pris dans la Métamorphose , transvivance, les mots raisonnent sur eux-mêmes, toute signification première se posant rance, pures vibrations de la résonnance de la cavité orale de l’esprit. Les saisir ? Mais sir, c’est eux qui nous saisissent ! Cisaille des vibrations ayant rompu le nœud qui tenait ces mots densifiés ; l’hémorragie s’écoule dans leur dédensification. Leur essence est libérée de la cage des courbures lettrées ; leur signification s’évapore des pores de leur dilution, elle quitte son port d’attache lettré. Que reste-t-il de ces tâches sur le papier ? Pied de nez à tous les fous-teurs de la maîtrise, la cisaille révèle l’essence transvivante des mots. Pourtant, on tend au désarroi, esseulé infini, lorsque la fou-t-aise du sens s’évapore devant le roi de la résonnance dédensifiée. Les sons seuls restent des mots devenant maux ; laissons-seuls, sir, ces mots cirés à l’aube et dédensifiés au crépuscule, et constatons l’esseulement déchirant qu’ils peuvent provoquer.
A des moments, une fulgurance nous transporte, et la réalité semble se révéler dans ce qu’elle a de réel. Ineffable, tournoiements d’énergies, d’essences, de résonnances. Chaque chose émane une énergie qui devient perceptible (ou peut-être est-ce plutôt que chaque chose émane d’une énergie plus réelle et dense que l’image qu’on perçoit et qu’on appelle justement cette chose ?). Les images ne sont plus un obstacle à leur accès. Les images se dédensifient et laissent paraître l’essence des choses. Le présent seul existe alors, il semble que le monde d’avant ce soit estompé. Plus aucun autre ne peut surgir à tout moment, la menace de la relation se dissout. Tout est pareil visuellement, et pourtant quelque chose est altérée. Les choses semblent avoir été transformées dans leur essence, à défaut de l’être dans leur image.
C’est quelques fois très apaisant. Quand on garde une accroche sur ce basculement, lorsque l’on peut en saisir quelque chose. Une manière peut être que les choses se révèlent au creuset des courbures lettrées. On voudrait passer alors entièrement dans cette réalité où l’image s’estompe au profit de l’essence, on y est protégé des autres et du monde complexe des relations sociales. On est enveloppé de la douceur de cet instant infini où toute chose qui n’est pas là tend à ne plus exister ; tout tend à être là. Tout en étant là, toute chose absente ne manque plus. Chaque mouvement d’une partie du corps semble avoir sa propre autonomie, quelques fois presque coupé du reste. Faut-il se laisser aller complètement dans ce passage vers un nouveau monde ?
D’autres fois, lorsque l’on se fait happer par la puissance des énergies émanant de chaque chose, ou lorsque tout semble méconnaissable et menaçant, la transvivance est trop violente, et il semble que l’on va se dissoudre sous la pression environnante qui écrase le corps.
Mais est-ce le même phénomène ? Est-ce deux facettes d’un même monde ? Ou est-ce deux mondes différents ?
En fait, il semble que ces expériences, ces révêlements d’essences sont tellement puissantes qu’il est nécessaire qu’elles se fassent connaître au détour des pages écrites, pour ne pas s’accumuler de plus en plus en un amas énergétique happant et diluant. Ecrire serait alors une nécessité vitale, une toutisation, un saisissement. Les mots saisissent, nous les saisissons, et leur essence se re-dédensifie et nous ne les saisissons plus. Mais en reste une trace sur la feuille ; cette trace peut être une manière d’actionner la re-densification. Finalement, la trace écrite est comme une manière d’avoir une prise sur les phénomènes de désenfications/dédensifications, pour ne pas être happé et vidé par eux.
L’évide-danse est l’anse de sens qui lâche, c’est la densité du vide qui évide la danse de sens, la danse des sens. D’essence perdue, les choses perdent leur danse ; sans ce sens, les éléments s’éparsent en éclats de vides ; les éléments se découpent en kaléidoscope d’évidences implosées. Chaque image n’est plus que spectre duquel tout sens s’est évidé ; bascule du filtre de l’évidence au sens évidé. L’évidence perd son anse, et les éléments ne sont plus qu’évidés. Elle, elle ment, cette image. Elle n’est plus que spectre d’une évidence évidée qui perd le sens, le truisme des choses. Milles et unes possibilités se révèlent et s’imposent par le dedans ; toute ligne balisée de la quotidienneté semblent s’effacer. Plus aucun fil tissé du quotidien auquel se raccrocher pour se laisser porter par la continuité de la vie. Il semble que le « ça va de soi » ne tienne plus, tout est à tenir, à retenir pour maintenir une continuité aux choses, à même la main.
Les mots par leurs courbures lettrées, les maux par leur pouvoir de densification en un point intérieur du corps _et de part cette corporification, devenus intégrables_, donnent bord à ce vide happant l’évidence des choses. Ils redonnent espace aux choses pour qu’elles déploient leur danse dans une continuité rassurante.
La sonalité [mo] contient en elle-même ce processus de toutisation. Le [m] entoure le vide laissé par le fait de l’évidence évidée ; il le densifie en un point circonscrit. Et le [o], de sa résonnance puissante et profonde, repeuple les choses d’ondes en mouvements là où elles n’étaient plus que jetées vers le vide infini.
Les choses évidées de l’évidence d’être sont un peu comme une porte semblable à toute autre porte (l’image est la même) ; mais l’ouvrant, on tombe dans un vide sans fin, chute infinie, gouffre sans fond.
L’évidence évidée est la réalité sans filtre. Elle semble vidée de toute vie. C’est une évidence évidée de vie qui se pose, tout apparaît figé dans une réalité tellement densifiée qu’elle se dédensifie en implosant de densité en elle-même. C’est le phénomène des trous noirs dans l’univers. C’est tellement dense que ça se dédensifie. L’évidence est tellement densifiée qu’elle est évidée en dédensification ; le filtre rassurant tombe.
Les choses ne peuvent s'éclaircir qu'à travers l'écriture. C'est comme si qqch (qqn?) guidait la main ou la plume; et se révèle alors, des mystères et méandres de la page blanche, le message éclairci des liens et courbures lettrées de ce qui était jusque lors voilé. Aux yeux de l'entendement stupéfait, se dessine le sens; les sens s'éveillent à l'essence des éléments; elle ne ment pas cette page, à l'aube d'une blancheur illusoire, se révélant au soir une île entendue. Apparaît au crépuscule, sur page blanche et anodine, de la plume lui caressant le dos, un message éclairant, comme la forme de la sculpture se révèle sous tenons et maillets. La sculpture était déjà là à l'aube blanche, mais elle ne se révèle à nos yeux aveugles qu'au crépuscule des courbures lettrées.
Quelle grâce de recevoir ainsi un éclairage toutisant, évitant l'inéluctable broyage des effluves-fantômes, des mie-rages en demi-âge; Lumière sage du guide invisible, présence d'une anse de sens, qui enveloppe le corps et y empêche l'intrusion des effluves-fantômes, dissipe le vide à-vide.
Stupéfaction, au creux éclôt jubilation; qui l'eut cru, l'intrus à-vide et fantomatique est rejeté aux tiques suceur de vie à-vide; le corps est au port, enveloppé de la douce Lumière sage du guide invisible, protégé, plein de sens; le sang coulant du vide est toutisé; hier encore impensable, la Lumière se révèle, au creux de chaque grain de sable, creuset du soir dissipe l'illusoire.
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